Maîtriser l’extrême
Vernissage le mardi 10 mars 2015, dès 18h
Exposition du 11 mars jusqu'au 15 mai 2015
Geraldo de Barros et Denis Jutzeler
YOU LOOK AT THE SUN. THEN YOU RETURN HOME AND YOU CAN'T WORK, YOU'RE IMPREGNATE WITH ALL THAT LIGHT Jonas Mekas[1]
En proposant cette exposition, je suis partie de l’intuition de réunir deux artistes de différents champs des arts visuels et qui utilisent, ou utilisèrent, la photographie comme une technique et un moyen d’expression, élaborant des panoramas avec une maîtrise de l’extrême. Ma proximité avec l’un des artistes, Geraldo de Barros, celui-ci étant mon père, est l’une des singularités de cette proposition. Le dialogue entre son œuvre, élaborée avec la maturité d’une carrière artistique rigoureuse menée sur plus de 50 ans, et celle de Denis Jutzeler, artiste dont l’œuvre se constitue au présent, est une forme de défi qui m’interroge, étant moi-même passionnée par la photographie.
Denis Jutzeler, artiste suisse né en 1956, navigue entre la photographie et le cinéma. Formé par la prestigieuse école de photographie de Vevey, Denis mêle étroitement une pratique constante et personnelle de la photographie à une carrière de chef opérateur de cinéma initiée dès les années 1990. Collaborateur, par ailleurs, du cinéaste Alain Tanner, il est récompensé régulièrement pour l’usage subtil de sa caméra dans des films documentaires ou fictionnels. Il obtient en 2014 le Quartz de la meilleure photographie du cinéma suisse. Entre deux projets cinématographiques, Denis persévère dans une œuvre photographique et, en 2010, reçoit le Swiss Photo Award.
Geraldo de Barros, artiste brésilien, 1923-1998, explora toute sa vie différents domaines artistiques, de la peinture au dessin et la gravure, des arts graphiques au Design de meubles, ainsi que la photographie. Ces explorations l’ont mené aux extrêmes des différents médias, d’une peinture d’influence Expressionniste issue de ses années de formation dans le São Paulo d’après-guerre, ainsi qu’au géométrisme radical de la peinture Concrète avec la création du Grupo Ruptura en 1952. Ces années coïncident également pour de Barros avec sa découverte de la photographie comme un acte cérébral, à partir d’un motif qu’il déconstruit entièrement pour le reconstruire et le transposer sur le négatif. Il dessine sur la pellicule, à la pointe-sèche ou à l’encre de Chine, en recréant les motifs rencontrés ou en les prolongeant en une scène inédite. A ce jour il est considéré, internationalement, comme le photographe de la lumière et le pionnier de la photographie abstraite dans son pays. Insatiable dans l’exploration de techniques apprises librement, il transpose de 1954 à 1982 ses connaissances en dessin, qu’il s’agisse de théories artistiques ou de philosophie, dans le champ de l’industrie. Influencé par la Gestalt, le Bauhaus et Walter Benjamin, il dessine et produit des meubles, créant d’abord en 1954 Unilabor : une expérience unique de communauté, basée sur le travail collectif, et ce jusqu’au coup d’Etat militaire de 1964, puis Hobjeto, une usine de meubles qui marque le Brésil de son style jusqu’aux années 1980. Dominé par l’idée qu’une chaise doit être une œuvre d’art pour tous, la fabrique Hobjeto devient un grand laboratoire de Design comprenant plus de 700 collaborateurs, ce qui permet à Geraldo d’associer la forme et la fonction en réalisant des peintures-objets en Formica. Tout au long de sa trajectoire, Geraldo interroge au sein de sa pratique les médiums et leurs spécificités, de la peinture à la photographie, du mobilier multiple à l’intime de la gravure. Avec sa série de photographies Sobras, réalisée dès 1996, il boucle sa trajectoire en revenant au négatif, qu’il découpe et agence en une série qui atteste de son innovation, signifiant le passage du moderne au contemporain.
Denis et Geraldo sont tous deux des professionnels qui considèrent leurs activités parallèles – le cinéma pour Denis, le Design de meubles pour Geraldo – comme des activités alimentaires, mais néanmoins professionnelles et artistiques, devant leur permettre une complète liberté du langage. Bénéficier de cette liberté ne dépend pas d’une affirmation ou d’une posture. Pour ces deux artistes, elle est intimement liée à leur activité professionnelle. Elle en découle. En témoigne la maîtrise dont ils font preuve dans l’exploration des extrêmes. Cette maîtrise n’est pas le refus d’un système, elle en est la réponse artistique, le reflet de leur passion pour la liberté d’action.
Avec les Sobras, Geraldo récupère de banales photographies produites au long de sa vie. On y voit la famille, les voyages, les anniversaires. Des paysages sans figures humaines ou des silhouettes découpées révélant leur absence. Le découpage, le recadrage, la singularité du fragment photographique, tout cela participe à déplacer ces images d’une archive intime vers une narration universelle, libérées qu’elles sont de leurs caractéristiques individuelles et anecdotiques. Les photographies de Denis sont les portraits d’une nature qui essaie de ne pas se faire remarquer. Une banalité qui guette, rassurante presque, s’il n’y avait la trace de l’artiste, où en tout cas l’attestation d’une normalité bousculée par un fort désir de re-construction. Il y a du vertige dans ces sous-bois et ces entrelacs de branches qu’il met en scène. Ce vertige est indéniablement issu de la capacité qu’a Denis de nous faire douter des limites de la photographie. La retouche numérique, intuitive et sans tabou moral, dialogue avec la façon dont Geraldo découvre la photographie lorsqu’il réalise dès 1946 sa série Fotoformas. Les deux artistes recréent des images qui refusent le naturalisme. Avec les Sobras, Geraldo intervient sur un négatif, très souvent en couleur et qu’il n’a parfois pas réalisé lui-même, créant avec son agrandissement en noir et blanc de nouvelles façons de voir. Denis intervient sur la multiplication de couches dans ses images numériques, les agrandissant ou les déformant jusqu’à obtenir le degré souhaité pour son paysage exact. Entre les deux artistes, une même liberté pour deux approches différentes, séparées par un « avant » et un « après » Photoshop.
Avec les extrêmes de leurs pratiques parallèles, les deux artistes construisent des formes reconnaissables et identifiables. Elles nous questionnent d’autant plus que cette identification est liée au travail de détournement qui les a construit. Avec la maîtrise d’une technique simple parce qu’alliée à la liberté du geste, ces images nous renvoient à celles d’un inconscient collectif, à une projection vers l’autre réel dans lequel la photographie nous plonge.
Fabiana de Barros
Geraldo de Barros – Sobras em obras
Film de Michel Favre
Dans le cadre de l’exposition Maîtriser l’extrême, nous vous invitons à la projection exceptionnelle du film de Michel Favre « Geraldo de Barros – Sobras em Obras »(75 minutes – 1999 - HD remasterisé), le jeudi 30 avril 2015 à 19h30, salle de Fonction : Cinéma, au rez-de-chaussée du Grütli, rue du Général-Dufour 16, Genève. En présence du réalisateur et de la commissaire d’exposition Fabiana de Barros.
[1] Phrase extraite du film « Walden » de Jonas Mekas, 1969, éditée sous forme de photographie en 2005 dans la série « Frozen Film Frames ».
Vernissage le mardi 10 mars 2015, dès 18h
Exposition du 11 mars jusqu'au 15 mai 2015
Geraldo de Barros et Denis Jutzeler
YOU LOOK AT THE SUN. THEN YOU RETURN HOME AND YOU CAN'T WORK, YOU'RE IMPREGNATE WITH ALL THAT LIGHT Jonas Mekas[1]
En proposant cette exposition, je suis partie de l’intuition de réunir deux artistes de différents champs des arts visuels et qui utilisent, ou utilisèrent, la photographie comme une technique et un moyen d’expression, élaborant des panoramas avec une maîtrise de l’extrême. Ma proximité avec l’un des artistes, Geraldo de Barros, celui-ci étant mon père, est l’une des singularités de cette proposition. Le dialogue entre son œuvre, élaborée avec la maturité d’une carrière artistique rigoureuse menée sur plus de 50 ans, et celle de Denis Jutzeler, artiste dont l’œuvre se constitue au présent, est une forme de défi qui m’interroge, étant moi-même passionnée par la photographie.
Denis Jutzeler, artiste suisse né en 1956, navigue entre la photographie et le cinéma. Formé par la prestigieuse école de photographie de Vevey, Denis mêle étroitement une pratique constante et personnelle de la photographie à une carrière de chef opérateur de cinéma initiée dès les années 1990. Collaborateur, par ailleurs, du cinéaste Alain Tanner, il est récompensé régulièrement pour l’usage subtil de sa caméra dans des films documentaires ou fictionnels. Il obtient en 2014 le Quartz de la meilleure photographie du cinéma suisse. Entre deux projets cinématographiques, Denis persévère dans une œuvre photographique et, en 2010, reçoit le Swiss Photo Award.
Geraldo de Barros, artiste brésilien, 1923-1998, explora toute sa vie différents domaines artistiques, de la peinture au dessin et la gravure, des arts graphiques au Design de meubles, ainsi que la photographie. Ces explorations l’ont mené aux extrêmes des différents médias, d’une peinture d’influence Expressionniste issue de ses années de formation dans le São Paulo d’après-guerre, ainsi qu’au géométrisme radical de la peinture Concrète avec la création du Grupo Ruptura en 1952. Ces années coïncident également pour de Barros avec sa découverte de la photographie comme un acte cérébral, à partir d’un motif qu’il déconstruit entièrement pour le reconstruire et le transposer sur le négatif. Il dessine sur la pellicule, à la pointe-sèche ou à l’encre de Chine, en recréant les motifs rencontrés ou en les prolongeant en une scène inédite. A ce jour il est considéré, internationalement, comme le photographe de la lumière et le pionnier de la photographie abstraite dans son pays. Insatiable dans l’exploration de techniques apprises librement, il transpose de 1954 à 1982 ses connaissances en dessin, qu’il s’agisse de théories artistiques ou de philosophie, dans le champ de l’industrie. Influencé par la Gestalt, le Bauhaus et Walter Benjamin, il dessine et produit des meubles, créant d’abord en 1954 Unilabor : une expérience unique de communauté, basée sur le travail collectif, et ce jusqu’au coup d’Etat militaire de 1964, puis Hobjeto, une usine de meubles qui marque le Brésil de son style jusqu’aux années 1980. Dominé par l’idée qu’une chaise doit être une œuvre d’art pour tous, la fabrique Hobjeto devient un grand laboratoire de Design comprenant plus de 700 collaborateurs, ce qui permet à Geraldo d’associer la forme et la fonction en réalisant des peintures-objets en Formica. Tout au long de sa trajectoire, Geraldo interroge au sein de sa pratique les médiums et leurs spécificités, de la peinture à la photographie, du mobilier multiple à l’intime de la gravure. Avec sa série de photographies Sobras, réalisée dès 1996, il boucle sa trajectoire en revenant au négatif, qu’il découpe et agence en une série qui atteste de son innovation, signifiant le passage du moderne au contemporain.
Denis et Geraldo sont tous deux des professionnels qui considèrent leurs activités parallèles – le cinéma pour Denis, le Design de meubles pour Geraldo – comme des activités alimentaires, mais néanmoins professionnelles et artistiques, devant leur permettre une complète liberté du langage. Bénéficier de cette liberté ne dépend pas d’une affirmation ou d’une posture. Pour ces deux artistes, elle est intimement liée à leur activité professionnelle. Elle en découle. En témoigne la maîtrise dont ils font preuve dans l’exploration des extrêmes. Cette maîtrise n’est pas le refus d’un système, elle en est la réponse artistique, le reflet de leur passion pour la liberté d’action.
Avec les Sobras, Geraldo récupère de banales photographies produites au long de sa vie. On y voit la famille, les voyages, les anniversaires. Des paysages sans figures humaines ou des silhouettes découpées révélant leur absence. Le découpage, le recadrage, la singularité du fragment photographique, tout cela participe à déplacer ces images d’une archive intime vers une narration universelle, libérées qu’elles sont de leurs caractéristiques individuelles et anecdotiques. Les photographies de Denis sont les portraits d’une nature qui essaie de ne pas se faire remarquer. Une banalité qui guette, rassurante presque, s’il n’y avait la trace de l’artiste, où en tout cas l’attestation d’une normalité bousculée par un fort désir de re-construction. Il y a du vertige dans ces sous-bois et ces entrelacs de branches qu’il met en scène. Ce vertige est indéniablement issu de la capacité qu’a Denis de nous faire douter des limites de la photographie. La retouche numérique, intuitive et sans tabou moral, dialogue avec la façon dont Geraldo découvre la photographie lorsqu’il réalise dès 1946 sa série Fotoformas. Les deux artistes recréent des images qui refusent le naturalisme. Avec les Sobras, Geraldo intervient sur un négatif, très souvent en couleur et qu’il n’a parfois pas réalisé lui-même, créant avec son agrandissement en noir et blanc de nouvelles façons de voir. Denis intervient sur la multiplication de couches dans ses images numériques, les agrandissant ou les déformant jusqu’à obtenir le degré souhaité pour son paysage exact. Entre les deux artistes, une même liberté pour deux approches différentes, séparées par un « avant » et un « après » Photoshop.
Avec les extrêmes de leurs pratiques parallèles, les deux artistes construisent des formes reconnaissables et identifiables. Elles nous questionnent d’autant plus que cette identification est liée au travail de détournement qui les a construit. Avec la maîtrise d’une technique simple parce qu’alliée à la liberté du geste, ces images nous renvoient à celles d’un inconscient collectif, à une projection vers l’autre réel dans lequel la photographie nous plonge.
Fabiana de Barros
Geraldo de Barros – Sobras em obras
Film de Michel Favre
Dans le cadre de l’exposition Maîtriser l’extrême, nous vous invitons à la projection exceptionnelle du film de Michel Favre « Geraldo de Barros – Sobras em Obras »(75 minutes – 1999 - HD remasterisé), le jeudi 30 avril 2015 à 19h30, salle de Fonction : Cinéma, au rez-de-chaussée du Grütli, rue du Général-Dufour 16, Genève. En présence du réalisateur et de la commissaire d’exposition Fabiana de Barros.
[1] Phrase extraite du film « Walden » de Jonas Mekas, 1969, éditée sous forme de photographie en 2005 dans la série « Frozen Film Frames ».